Poèmes,  Un monde s'écroule

Nous avions tout faux

Nous avions tout faux. Nous avons cru qu’il fallait que les vieux meurent pour que les jeunes aient une chance de vivre, une chance de naître au monde, tant pis, il est comme il est, le monde, pas beau, il s’écroule de partout, il s’effondre chaque jour davantage, il est de moins en moins vivable, de plus en plus hostile, et cruel, mais il est là, le monde, avec encore des aventures enivrantes à vivre : respirer, sentir, aimer le goût de l’eau des sources, le goût des fruits des bois, les fleurs, la fraîcheur des rivières quand y on plonge, la douceur des soirées d’été, l’amour, ce diable fou qui renverse le jeu de quilles, qui rebat les cartes à l’envi, l’amour pour qui les hommes se damnent, et qui les perpétuent, la seule chose qui compte, en vrai. Les vieux avaient assez vécu maintenant.

On veut toujours vivre plus. On veut toujours vivre trop. Mais non. Ils n’ont plus rien à dire. Plus rien à faire. Plus rien dans les mains, dans la tête, dans le coeur. Il faut s’en aller alors, laisser la place. Chaque minute de vie qu’on prolonge pour rien, c’est une minute en moins pour un enfant qui ne naîtra pas. Les jours sont comptés, un par un, graine par graine, goutte à goutte. Tout ce qu’on prend, on le prend à un autre. Il n’y a pas de place pour tout le monde. Et puis c’était leur faute, aux vieux. Ils n’avaient pas fait ce qu’il fallait, quand il était encore temps. Ils avaient profité des fruits du paradis terrestre, sans se soucier de l’arbre qui meurt. Les meilleures années du monde, ils les avaient gardées pour eux, les meilleurs morceaux, les meilleurs moments. Ils avaient parcouru la terre de long en large, quand elle était belle encore, juste pour le plaisir, ne laissant derrière eux que les résidus, les ordures, les peaux de chagrin, et l’avenir qui se résorbe. Il était temps de laisser la place.

 

Il fallait donner leur chance aux jeunes. Ils sauraient, eux. Puisqu’ils sont nés dans ce monde là, ils sont de ce monde. Tel qu’il est. Ils sauraient faire. Trouver les voies où nous n’avons pas su. Ils sauraient le faire tourner, le monde, un peu moins vite, un peu moins fort. C’était  leur tour.

Mais nous avions tout faux. Il n’y a plus de temps, ni pour cela ni pour autre chose, ni pour eux, ni pour d’autres. Et il n’y en aura plus. Jamais. Les sabliers sont vides. A quoi bon pousser des enfants sur un manège qui ne tourne pas. Nous avions imaginé comment accélerer la date de péremption des vieux, refuser de leur accorder le moindre soin, et que ce qui doit arriver, arrive. Programmer leur fin, une fois qu’ils auraient consommé tous leurs crédits, bu toute l’eau qui leur revenait, écumé leur comptant de jours. Qu’ils s’en aillent.  Qu’on échange un contre un, une naissance contre une mort.

Mais nous avions tout faux. A quoi bon ? Aujourd’hui ce sont les enfants qu’on empêche de naître. Nous rendons les amours stériles. Nous desséchons le ventre des femmes. Et nous mutilons les garçons. Et ce sont les vieux qu’on prolonge. Leur enfer qu’on perpétue. Indéfiniment. Qu’ils le boivent jusqu’à la lie. On les soigne, on les répare, on les entretient au delà du possible, au delà du raisonnable. On change pièce par pièce, membre par membre, organe par organe, s’il le faut. Pour qu’ils survivent. On les appareille, on les monitorise, on les maintient coûte que coûte. Qu’ils n’aillent chercher aucun espoir du côté de la maladie ou de la mort. Aucune délivrance. Chaque jour, leur vie se fera plus dure, plus incertaine, plus effrayante. Mais elle ne finira pas. L’air leur brûle les poumons et ils n’ont pas été prévus pour ça. Leur nourriture devient plus écoeurante, ils la vomissent mais ils n’ont rien d’autre. Et pas un endroit pour s’abriter. C’est leur monde, celui qu’ils ont créé. Qu’ils meurent avec.  Quand les temps seront venus.

 

CV Septembre 2018

Auteur, compositeur, interprête

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