Poèmes

Le dernier abonné au G.A.Z.

“Monsieur Quincampoix, vous êtes subrepticement le plus ancien abonné de notre revue, nous serons heureux de fêter avec vous ce remarquable événement, le mercredi 23 avril prochain à 18 heures passantes, en nos locaux du 43 rue Montalembert. Vous serez notre invité d’honneur. Tenue respectable exigée. SIgné : Sébastien Lavirole, rédacteur en chef et directeur de publication du Moniteur du GAZ (Groupement des Allobroges Zététiciens)”. 

Le 23 avril à 17h59 frémissantes, Adrien Quincampoix, la quarantaine bien tassée sur ses malléoles, le cheveu rare et nostalgique, l’oeil aigu comme un pique à glace, la lèvre dure, le front convexe, boudiné dans une chemise de sèche-linge, étranglé par une cravate demi-deuil qui jouait les veuves joyeuses, Monsieur Adrien Quincampoix, ancien agent d’assurances, ancien inspecteur des douanes, ci-devant employé aux écritures dans une raffinerie de whisky italien, se présenta devant le 43 de la rue Montalembert, à l’endroit. A l’endroit qu’on lui avait indiqué, du moins. Là, rien. Nib de nib. Macache. Walou. Un kiosque à journaux tombé en désuétude depuis longtemps, couvert de journaux périmés aux mines défraîchies. Et sur le côté une vieille porte en ferraille qui n’avait pas dû s’ouvrir depuis longtemps. Ah ben si, elle s’ouvre. 

“Monsieur Quincampoix ? Par ici.” Le personnage qui vient d’ouvrir semble tout droit sorti d’un cagibi, il cligne des yeux comme s’il fuyait le soleil. C’est une taupe des greniers. Il a cent ans. Il fait signe : passez devant. Derrière, la porte se referme aussitôt. Monsieur Quincampoix emprunte un escalier en colimaçon tout en fonte, brinquebalant, chancelant, si usé par les ans que même la rouille ne s’y accroche plus. 

“Ici, c’est le temple des archives !” clame son guide. On débouche dans une sorte de cathédrale de poussière garnie de rayonnages. Sur un pan du mur, toute une collection de revues scientifiques d’hier et d’aujourd’hui mais surtout d’hier, certaines sont parcheminées par l’ennui, elles remontent à la nuit des temps, en tout cas on n’y voit pas grand-chose. Sur l’autre mur, la collection complète des 6 354 numéros de la Gazette du Groupement des Allobroges Zététiciens, reliée plein cuir, classée par années. Et des livres, des livres, des livres. 

Puis on passe par une porte voûtée dans une grande pièce  éclairée de lumières électriques fulgurantes. On dirait une salle de rédaction, il y a des bureaux en fer blanc avec des vieilles machines Remington posées dessus. Tout au fond, des pupitres en bois garnis d’un encrier et d’un plumier comme dans les scriptoriums des anciens monastères. Et puis au centre, dans toute sa majesté, un bureau directorial au milieu duquel trône un appareil d’une audacieuse modernité : un iMac couleur menthe à l’eau, dont la lumière vacille, comme celle d’un tabernacle avant l’office, quand Dieu se demande un peu ce qu’il fout là. 

« Vous êtes dans la salle des machines’, reprend  le maître de céans qui en profite pour s’asseoir. “C’est ici que le journal se fait. Vous prendrez bien une petite coupe ? Du Veuve Clapot ? Je vous recommande de lui adjoindre un peu de crème de cassis pour éviter qu’il ne vous descende dans l’estomac avec une râpe à gruyère. Non ? Ben écoutez, je me sers. A votre santé. On est contents de vous voir. Vous savez que vous êtes notre plus vieil abonné ? Non pas que vous soyez vieux, mais vous nous êtes fidèle depuis longtemps, alors à force, vous êtes devenu le plus ancien. Excusez-moi, je manque à tous mes devoirs : Sébastien Lavirole, rédacteur en chef, directeur et unique actionnaire de ce journal.” 

Le Moniteur du GAZ avait été fondé en 1901 par Louis-Auguste Frizansac, lui-même allobroge, prenant la succession du Moniteur Scientifique, Journal des Sciences Pures et Appliquées du célèbre docteur Quesneville, lequel se réclamait du Moniteur Universel de Charles-Joseph Panckoucke, lui-même descendant de tout ce qui peut être descendu en matière de sciences et techniques. Le Moniteur du GAZ mêlait la certitude de la science avec le doute philosophique, l’alpha et l’oméga, le tenon et la mortaise, la pataphysique et la zététique. Pendant la guerre de 14, il étudia la balistique comparée des nuages et des obus de 75, pour comprendre pourquoi certaines bombes tombaient tout droit sur le nez des uns tandis que d’autres semblaient emportées par le vent. En 1919, il publia un dossier sur la théorie de la  Terre Carrée, établissant à s’y méprendre que contrairement à une expression populaire, elle ne pouvait pas avoir quatre coins, mais six. En 36, il appliqua les principes de la phrénologie au Front Populaire, se demandant où se situait, dans le gouvernement de Léon Blum, la bosse des maths. En Mais 68, “Sous les pavés la plage”, il démontra que Paris était à marée basse. Ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention d’étudiants chevelus aux idées farfelues. Ce fut une époque heureuse. Mais les étudiants ça vieillit, ça s’enracine, ça fait des gosses et ça finit pas se prendre au sérieux. Tout ça fait des lecteurs en moins. 

“- A propos j’y pense, Monsieur Quincampoix, vous êtes Allobroge ? Non? Il faut y remédier tout de suite. Mettez un genou en terre. Au nom de la Science Eternelle et en fonction des pouvoirs qui me sont conférés, je vous fait  Allobroge d’honneur et Zététicien de confession“. 

Là-dessus, l’impeccable vieillard lui file un grand coup de règle sur chacune des épaules et l’embrasse sur les deux joues. 

“-Relevez-vous. Vous allez bien reprendre une coupe, Monsieur Quincampoix, votre verre est vide. Vous n’allez pas me laisser boire tout seul ? Ah tiens, cette bouteille est terminée. Heureusement j’avais vu grand, en voici une deuxième. Je me demande si ce n’est pas la crème de cassis qui m’esquinte l’estomac, finalement….”

“- Madame Fricandeau, elle va venir ? Et Monsieur Bournichon ? Le professeur Calebrosse, le docteur Miraton ? Mademoiselle  Pébroque ? Toute l’équipe des scientifiques rédacteurs ?

– Trop tôt, beaucoup trop tôt. Ils vont venir, ils sont là, on verra bien, c’est une question de point de vue. Monsieur Quincampoix, j’ai des choses importantes à vous dire. Vous n’êtes pas seulement notre plus ancien abonné, vous êtes le seul. Depuis des années, j’écris pour vous, parce que je sais que vous me lisez. Et oui, Madame Fricandeau, le docteur Miraton, Monsieur Bournichon et toute la smala, c’est moi. Ceci étant, je ne vais pas pouvoir continuer à tenir ce journal tout seul bien longtemps. J’ai besoin de vous.

– Mais je ne suis pas journaliste.

– Balivernes. Vous êtes le mieux placé pour ça, vous connaissez tout du journal. Et puis vous aurez toute la documentation possible à votre disposition. Vous apprendrez vite les bases du métier. Et puis  quand on ne sait pas, on invente.

– Mais pourquoi continuer s’il n’y a pas d’autres lecteurs.  

– Justement, il vient de se passer une chose étrange et complètement inattendue. Un jeune homme nous a écrit. Nous avons reçu une lettre. Tenez, lisez-là”

“Monsieur le directeur de publication, je sollicite auprès de votre haute bienveillance, l’inestimable ensemble honneur de pouvoir souscrire un abonnement à votre Moniteur du GAZ. Fasciné par la science depuis mon plus jeune âge, je brûle d’en découvrir les arcanes sous la double figure tutélaire de la certitude et du doute. Je vous adresse un chèque qui devrait couvrir mes premiers frais d’inscription et vous remercie par avance de la sollicitude avec laquelle vous examinerez ma requête. Dans l’attente de vous lire, je vous adresse, Monsieur le Directeur mes salutations les plus aimables et les plus courtoises. Signé : Kévin Blancbec, bachelier”

Adrien Quincampoix leva le nez de la lettre. Sébastien Lavirole avait disparu.

Laisser un commentaire