Poèmes,  Racontards

MARCHAND DE MUSIQUE

Chez Orgeret au coin d'la rue
On vendait des chansons on vendait de la musique
Tous les succès des temps perdus
Avec des partitions de piano mécanique
Et puis les derniers titres accrochés aux volets
Du Richard Anthony, du Johnny Hallyday
L'intérieur était froid comme une catacombe
Silencieux comme un cloître et noir comme une tombe
On y clignait des yeux on cherchait la lumière
Il y avait une vieille qui jouait la caissière
Sur un meuble au milieu, de gros dossiers dormaient
Sur du papier jauni, tous les plus grands succès
Des vedettes d'hier à jamais oubliées
Damia, Rina Ketty, Maurice Chevalier
On découvrait Trenet sapé comme un dimanche
Avec son chapeau mou et ses yeux de pervenche
Les titres défilaient, Fréhel et Mistinguett
Ray Ventura “Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ? “
Quand on voulait fouiller dans ces gros répertoires
Comme on cherche un secret au fond d’un vieux grimoire
Une ombre sans un mot se détachait du mur
Et fermait le dossier d’un geste sec et sûr
C’était l’oeil de Moscou, le fils de la maison
On cherchait quelque chose? Il fallait demander
Il ne supportait pas qu’on trouble ses rayons
Il avait quarante ans et n’allait pas changer
Chez Orgeret vingt ans après
On vendait des chansons, on vendait de la musique
Au coin de la rue Palais Grillet
Avec des partitions de piano mécanique
Et les derniers succès accrochés aux volets
Du Gérard Lenormand du Johnny Hallyday
La mère était toujours debout derrière sa caisse
Et son fils aux aguets dans un angle du mur
Ils n’avaient pas vieilli, ils étaient déjà mûrs
Le temps passait sur eux, mais sans laisser d’adresse
Sur les tables de bois Fernandel et Raimu
Côtoyaient Dick Rivers et Joséphine Baker
Tout était encore là, ils n’avaient rien vendu
Ils s’étaient contenté de souffler la poussière
Quand on cherchait un titre ou une partition
On allait voir la vieille coincée comme un faux-col
“‘Je ne l’ai pas”, disait-elle et du bout d’un crayon
Elle notait la commande sur un cahier d’école
“Vous l’aurez dans huit jours”, mais huit jours s’écoulaient
Puis un mois ou deux mois, et puis rien n’arrivait.
Alors elle re-notait  avec son crayon noir
Comme un amour fini qui fait semblant d’y croire
Entre Pizza Carlo et le marchand de thé
Ceux qui passaient devant ne pouvaient pas la voir
La boutique a fini par se faire oublier
Engloutie par la rue presque sans le vouloir
Quand Orgeret a disparu
Emportant ses chansons et ses airs de musique
Personne n’en a jamais rien su
Et se sont envolés les pianos mécaniques
Et les derniers succès accrochés aux volets
Ceux de Jean-Jacques Goldman, de Johnny Hallyday

CV 20.04.20

Auteur, compositeur, interprête

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