Poèmes,  Racontards

L’INDIEN

Il fait pas bon vieillir dans les rues des gavroches

Dormir sur un carton, tous les soirs à la cloche

Quand au petit matin on secoue sa carcasse

On sent qu’on a rouillé, on voit que les années passent

Avant que le jour se lève, marmonnant dans sa barbe

Il dépliait ses cannes, il rajustait des hardes

Il mettait son chapeau, il lui peignait la plume

Dans son manteau d’hiver aussi lourd qu’une enclume

Et le voilà parti dans la ville encore noire

Il trottinait peinard jusqu’au premier bistrot

Il prenait son café, sur le bord du comptoir

Avec un verre de gnôle et ça lui tenait chaud. 

Les paumés de la nuit venaient traîner leur couenne

On montait le marché sur le quai Saint Antoine

Les poissons dans la glace et les oeufs dans la paille

C’était pas trop pour lui, tous ces gens qui travaillent

Il grognait des jurons, sa prière du matin

“Saloperie de vent du Nord, bordel, fait chier, putain !”

En roulant dans ses doigts sa première cigarette

L’homme qui parlait à l’homme qui était dans sa tête

Les gamins du quartier l’avaient toujours connu

Mais les vieux ne savaient plus d’où il était venu

De Paris, de New York, ou du port de Carthage

On n’peut pas dire pourquoi un bateau fait naufrage

Il rendait des services  à tout le voisinage

Il portait des cageots, il passait des messages

On l’envoyait chercher la monnaie d’un Pascal

Il gagnait pour sa peine, un canon, un cassedale

C’était le meilleur copain de tous les marchands de légumes

On l’appelait L’Indien, ou bien l’homme à la plume

Et d’autres, quelquefois disaient : Napoléon

Mais à la vérité, personne savait son nom

Lorsque midi sonnait il était fin bourré

Tous les loufiats du coin lui avaient rincé la dalle

Il chaloupait un peu au milieu des étals

Mais il était chez lui avec ses vérités

Il gueulait comme un âne : “Putain, fous moi la paix !

Qu’est-ce que tu veux encore ? T’en a jamais assez ?”

Les jours où il avait le moral dans les chaussettes

L’homme qui parlait à l’homme qui était dans sa tête

Il dormait dans l’allée sur le premier palier

Il pliait son carton pour se faire un matelas

Mais même dans son sommeil, on l’entendait crier 

“Ta gueule ! Fous moi la paix ! Fous l’camp ! Reste pas là !”

Il se ratatinait, un peu plus chaque année

Son manteau se faisait plus lourd que la misère

Mais il traînant sa canne et sa jambe en arrière

Chaque matin du monde il faisait son marché

Il avait ses querelles il avait des délires

Il s’en prenait au ciel qui ne jouait pas dans son camp

Il s’en prenait à l’Autre qui l’empêchait de dormir

Mais les jours de marché,il prenait du bon temps

Il a dû se faire serrer un jour par la fourrière

Parce qu’il avait trop bu, ou qu’il était malade

Et puis se faire embarquer pour raison sanitaire

Là où y’a pas de marché, pas de copains, et pas de rades

Mais s’il y a un Patron quelque part à l’étage

C’est sur lui désormais qu’il doit passer sa rage

Et connaissant l’Indien, il doit lui faire sa fête

L’Homme qui parlait à l’homme qui était dans sa tête

CV 19-06

Auteur, compositeur, interprête

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